Depuis hier, la phrase : “7 Belges sur 10 aspirent à un pouvoir plus autoritaire” circule, parfois sans l’analyse qui se cache derrière. Isoler un chiffre de notre étude sans son contexte analytique peut être trompeur et conduire à des interprétations contraires à la réalité. C’est pourquoi il est essentiel de le replacer dans son cadre et d’en tirer les véritables enseignements.
1. Il ne s’agit pas d’un sondage
Si l’on demande aux Belges : « Préférez-vous la démocratie ou l’autoritarisme ? », la réponse est unanime : les Belges préfèrent la démocratie. D’ailleurs, l’IWEPS a posé cette question aux Wallons dans sa dernière enquête, et 86 % des répondants ont démontré un attachement important à la démocratie.
De la même manière, si, avant le COVID, on avait demandé aux Belges s’ils étaient complotistes, 99 % auraient probablement répondu non. Pourtant, durant la gestion de la crise, un rapport au monde profondément complotiste s’est révélé chez une part importante de la population.
C’est pourquoi, pour comprendre vers quel type de projet politique les individus sont réellement prêts à tendre, parfois inconsciemment, il faut aller bien plus en profondeur. Une enquête scientifique ne se limite pas à une question binaire ; elle analyse un faisceau d’indicateurs, en interrogeant les citoyens sur :
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Leur confiance envers les médias traditionnels ;
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Leur perception des partis politiques ;
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Leur niveau de défiance à l’égard des institutions démocratiques (juges, corps intermédiaires, Parlements, gouvernements, élections, etc.) ;
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Leur manière d’envisager une meilleure écoute et représentation ;
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Leur adhésion à des discours fondés sur la causalité directe, la désignation de boucs émissaires, la rhétorique brutale ou la nostalgie du passé.
Sur ce dernier point, nous proposons, aux personnes interrogées, des raisonnements utilisés par les leaders populistes identitaires, sans les nommer explicitement, pour tester l’adhésion potencielle. Il s’agit souvent de raisonnements fallacieux, qui personnifient les causes des enjeux de société (« l’insécurité est due à trop d’immigration ») ou avancent l’idée de forces occultes manipulant la société dans l’ombre (logique complotiste).
Ce n’est qu’à travers l’analyse croisée des réponses à ces différentes questions et affirmations que les sociologues peuvent détecter des tendances latentes et mesurer à quel degré une personne est, consciemment ou inconsciemment, susceptible d’adhérer à un projet politique potentiellement problématique pour la démocratie.
En France, une enquête publiée en novembre 2024 par Ipsos pour Le Monde, la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut Montaigne a montré que 80 % des Français affirment qu’« on a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre ». La méthodologie de cette enquête est relativement similaire à la nôtre.
2. Le paradoxe : plus de pouvoir concentré pour être mieux écouté
Derrière ce chiffre, qui peut paraître alarmant, se cache une réalité plus complexe. Ce désir d’autorité ne traduit pas un rejet de la démocratie, mais une quête de clarté, d’efficacité et de participation. Les personnes interrogées veulent être mieux consultées, mieux écoutées, et perçoivent un leader fort comme un moyen d’accéder à des décisions plus lisibles et concrètes.
Cette aspiration repose également sur un sentiment d’impuissance face à un pouvoir perçu comme diffus et insaisissable. Il semble plus intuitif de peser sur les décisions d’un dirigeant identifiable que d’influencer un système institutionnel opaque. Derrière cette attente, il y a donc une volonté réelle de compréhension et d’action sur les choix politiques, et non une simple soumission à l’autorité.
Bien sûr, l’illusion qu’un leader providentiel puisse tout résoudre est une impasse, qui peut conduire certains leaders de droite populiste à confisquer totalement le pouvoir.
Comme l’avait commenté le politologue Vincent de Coorebyter, en janvier 2023 pour la RTBF :
« L’aspiration fondamentale consiste à dire : nous voulons être entendus, pris en considération, que nos difficultés soient résolues, et s’il faut passer par quelqu’un qui a un pouvoir beaucoup plus direct et rapide, faisons-le. »
L’enjeu pour les acteurs démocratiques est donc de répondre à cette demande de lisibilité et d’impact, en rendant le pouvoir plus accessible et plus participatif.
3. Faire ressortir les fleuves souterrains
La mission de ce rapport est de prendre le pouls socio-émotionnel des Belges à l’égard des institutions publiques, du monde politique et de la démocratie. Son objectif est de détecter les dynamiques souterraines, ce que les sociologues appellent les fleuves souterrains : des phénomènes latents, souvent invisibles dans le débat public, mais qui façonnent en profondeur l’opinion et les comportements politiques.
Ces tendances ne peuvent être mises en lumière que par une démarche scientifique rigoureuse, qui permet d’objectiver les sentiments et les ressentiments collectifs.
Ce travail s’adresse en priorité aux décideurs politiques, aux acteurs publics et aux organisations de la société civile, soucieux de préserver le bon fonctionnement de la démocratie.
Les Gilets jaunes, le basculement complotiste durant le COVID, ou encore la vague conservatrice anti-Evras : ces phénomènes ne surgissent jamais de nulle part. Ils sont le fruit de processus longs et invisibles, qui ne deviennent visibles qu’au moment de leur expression électorale ou médiatique.